Lune de miel et bal de match

ymum blog, maternité, préoccupation maternelle primaire, winnicott
Nous

Il est encore très difficile pour moi d’écrire à ce sujet.

J’en ai souffert, j’en souffre encore parfois, mais au delà de ces considérations égocentriques, TU en as souffert, toi mon sang, ma chair.

Toi, ma grande, ma première, qui avant d’être cela, avait été la seule, l’unique.

Tu es arrivée sans que je sache à quoi m’attendre, emportant avec toi tant de souvenirs, tant d’à-peu-près, tant d’égarements.

Je me suis découverte auprès de ton corps si frêle, j’ai appris qui j’étais, ce qui se nichait en moi. Je me suis réconciliée, acceptée, notamment grâce à ce regard plein et entier que tu posais sur moi. Ce regard presque déchirant, tant il était, dès ta naissance, intense et puissant.

Je t’ai aimée, non pas au premier regard, mais un peu plus à chaque instant. Je t’ai aimée pour ce que tu es, ce que tu m’as montré de toi, jour après jour,  petite personne, si profondément TOI. Je me suis surprise à déborder d’admiration face à tes gestes, tes découvertes, tes mots, tes émotions, ton courage, tes peurs, tes joies, tes tristesses, ta douceur cachée sous une poigne de fer.

Tu es ce que l’on appelle une enfant facile, mais qu’est ce que cela signifie, au fond ? Tu as dormi assez vite (même si pour autant, les insomnies de tes premiers mois nous ont paru durer plus que de raison), tu t’es passionnée pour la découverte de la nourriture, tu as marché vite, avec passion, en restant près de nous cependant, écoutant nos conseils, prenant appui sur nous pour explorer ce vaste monde qui t’ouvrait les bras.

Facile, certes… Mais sur le plan émotionnel, beaucoup moins. Ton passé douloureux (dans tous les sens du terme : tu es née dans la souffrance, tu t’es forgée confrontée à de trop nombreuses blouses blanches) t’a donné une sensibilité à l’épreuve du temps. Tout ce qui te touche est vécu à 1000 pour cent. C’est pour nous très déstabilisant : tu comprends vite, mais tu ressens tout instantanément. Une vraie éponge, un tsunami, te rendant méfiante, parfois agressive, si tu te sens en danger.

Et ce danger est venu de là où l’on ne l’attendait pas.

Nous avons voulu un second enfant.

Avant tout pour nous, mais également pour te donner une petite soeur. Il était essentiel pour nous de t’offrir cette richesse, les explorations communes, les disputes, les rires, les bêtises, l’intimité. T’offrir un frère ou une soeur, pour pimenter la vie. Pour poursuivre notre route à quatre, dans un équilibre choisi.

Pendant cette seconde grossesse, je me demandais comment mon coeur s’adapterait à cette nouvelle configuration. Je pressentais que l’amour serait de la partie, à n’en pas douter, mais comment, cela encore, je l’ignorais.

Puis ta petite soeur est née. Je suis partie à la maternité, seule, une nuit, « dans le doute ». Je ne t’ai pas réveillée, je pensais y aller simplement pour être rassurée. Mais le moment était venu, je n’ai pas pu rentrer, pas pu t’embrasser, pas pu te dire que notre vie allait changer. Tu t’es réveillée sans moi. J’y pense encore souvent avec effroi.

Puis un tourbillon d’amour m’a animée. Il est finalement si évident, lorsqu’un autre enfant parait… On en doute toujours un peu, mais il nous submerge, tel une évidence. J’ai souhaité allaiter ta petite soeur, mais ce choix était complexe, il me prenait un temps fou, une énergie titanesque. Tu dévisageais  cette étrangère greffée à mon corps, tout le jour, toute la nuit… Tu étais en colère. Tu criais, me sautait dessus, me frappait. Tu refusais cette vie que tu n’avais pas choisie. Tu essayais de t’enfuir dans la rue. Tu essayais de sauter de la fenêtre. Ta douleur était immense, j’étais épuisée et désemparée. Nous n’étions pas prêtes. Je n’étais pas prête.

Trois semaines ont passé. Ta douleur, muée en colère, était devenue pour moi insupportable. J’étais totalement démunie face à tes coups sur mon corps déjà meurtri. J’avais peur que tu ne t’en prennes aussi à ce bébé, si fragile. C’était l’été, j’avais l’impression d’être absolument incapable de m’occuper de vous deux, seule, toute la journée. Mais surtout de m’occuper de toi, qui criait, mordait, rugissait. Je rêvais de calme, de solitude, de pouvoir profiter et découvrir mon nouveau bébé.

Mais pire, je me sentais anesthésiée de toi. Et je ressentais cette absence de sentiment comme un poignard s’enfonçant chaque jour plus profondément dans mon ventre. Toi, qui étais jusque là toute ma vie, tu étais devenue ce petit monstre tonitruant et agaçant. Moi, qui t’aime plus que tout, je suis devenue (un temps) cette mère épuisée, qui te regarde sans plus savoir qui tu es, qui je suis, qui nous sommes.

J’ai eu peur.

Extrêmement. Peur de te perdre (tu menaçais de sauter du balcon plusieurs fois par jour, à 2 ans et demi tu en aurais été capable…), peur de me perdre, peur de perdre notre amour. Je me suis mise à pleurer chaque soir, à regretter d’avoir donné naissance à ce second enfant, que j’aimais plus que tout, mais qui m’arrachait à toi. J’ai eu peur de cette anesthésie. J’ai souhaité revenir en arrière, retrouver notre fusion initiale… Celle que je connaissais, que je maitrisais.

Et puis les jours ont passé. La raison et les mots sont revenus. Ce que je vivais était bestialement banal, ce que Winnicott nomme la préoccupation maternelle primaire, en somme : assurer la survie du plus petit, accepter de couper le cordon avec l’aîné. Banal, mais pourtant si intense, si cruel, si inconnu. Peut-être suis-je une des rares à l’avoir vécu ? Peut-être, tout simplement, n’osons nous pas en parler, de peur de blesser, d’inquiéter…

Les jours ont passé et, peu à peu, j’ai compris… J’ai compris que cette anesthésie n’était liée qu’à ce chamboulement hormonal des premiers temps, ce besoin impérieux de protéger et nourrir ta petite soeur, cette envie viscérale de profiter de cette lune de miel avec elle, tandis que tu me lançais avec horreur et agressivité une énième balle de match. Il me fallait jongler entre un amour naissant, passionnel et idéalisé, et un amour franc, connu, maitrisé. Tu te sentais trahie, je me sentais déchirée.

Je n’ai réalisé que bien plus tard, que cette épreuve marquait simplement la sortie, certes chaotique, de cette période fusionnelle que nous n’aurions, quoi qu’il advienne, pas pu prolonger au delà de ta petite enfance. Il te fallait grandir, il me fallait mûrir, il nous fallait construire, reconstruire notre lien, nos repères. Cela prend du temps, mais les doutes, eux, ont bel et bien disparu. Notre coeur de parent a la capacité de s’ouvrir, s’étendre, pour accueillir un nouvel enfant. Pour toi, cette évidence n’était pas. J’aurais juste aimée être mieux préparée…

 

J’ai écrit cet article après avoir lu la lettre de MamanChloe à son fils, maintenant son aîné. J’avais besoin de rédiger ce témoignage depuis longtemps. Ces mots me hantent depuis des mois, mais il m’est encore douloureux de les poser ici… Je m’y essaye, j’y reviendrai, je les trouve, à ce jour, encore trop maladroits. Mais MamanChloe a su me donner le courage de me lancer, car on appréhende souvent de ne pouvoir aimer son second enfant autant que son aîné, mais une potentielle configuration inverse n’est jamais évoquée.

Si ces quelques phrases peuvent ne serait-ce que rassurer une seule mère perdue, ne peuvent ne serait-ce que rassurer un seul père désemparé, alors la magie du partage aura opéré. Nous sommes tous uniques, et pourtant si semblables…

Sur ce, je vous souhaite un doux début de semaine. Et de l’amour, à en pleurer.

ymum blog

 

 

Sarah

 

 

 

12 réflexions au sujet de « Lune de miel et bal de match »

  1. Je n’avais pas lu ce billet, wahou quelle émotion !
    Et tu sais quoi ? Tu m’éclaires sur une réflexion que je me suis fait récemment, sur ma relation avec mon ainé. Et tu as les bons mots : la fusion n’est plus. Et je crois que pour lui aussi, c’est un peu difficile. Même si à priori le changement a été vécu moins brutalement chez nous; il n’en demeure pas moins un vrai bouleversement pour l’aîné … et pour les parents. J’avais aussi lu l’article de Maman Chloé, et c’est vrai que l’on a tendance à n’entendre que les bons côtés « il y a de l’amour pour tout le monde » / « L’amour est instantané… » Mais en réalité c’est loin d’être si simple ! Et je dirai même que si effectivement il y a de l’amour pour chacun, aussi intense pour l’un et l’autre, il est pourtant bien différent.
    Alala j’ai encore plein de choses à écrire sur tous ces sujets … à ajouter à ma déjà vertigineuse liste d' »articles à écrire » 🙂

    1. Il y a tant à écrire ! Et plus on écrit, plus les vannes s’ouvrent… Enfin, ces mots là sont encore tout frais pour moi, alors j’ai hâte de lire les tiens, car le processus de cicatrisation (bien qu’en bonne voie), n’est pas encore tout à fait terminé… 🙂
      En tous cas, il faut parler de ces choses là, car derrière le sempiternel « Oui, l’ainé va être jaloux et régresser, mais ça va aller ! », il y a tant de complexités à appréhender !
      Ecrire pour échanger, écrire pour partager, écrire pour se construire… Vaste programme qui s’offre à nous !

    1. Ohhh tout d’abord félicitations ! Pour quand est attendu ce petit bout d’être humain ? Bon en tous cas, pas de panique, même si les émotions sont complexes, le quotidien parfois excessivement difficile à gérer, on finit toujours par sortir la tête de l’eau . Et en tous cas, sache que quels que soient tes besoins ou envies, je ne suis pas loin pour un babysitting, une sortie au square, une sieste, n’importe quoi (je sais bien qu’on se sent parfois seule les premières semaines).

  2. Quel bouleversement que cette nouvelle naissance dans votre vie! Je comprends aisément ta frustration et ton incompréhension face à ce comportement de ta fille. L’arrivée d’un nouvel enfant qui t’accapare tellement n’est pas toujours facile à accepter pour un enfant. Elle a été la seule, l’unique et votre relation était tellement fusionnelle qu’elle ne comprend pas en être momentanément privée. Avec le temps, elle devrait trouver sa place et revenir à de meilleurs sentiments. Je te le souhaite en tout cas…

    1. Un vrai bouleversement, on a beau se préparer, on imagine jamais comment les choses vont évoluer ! Heureusement, cela va beaucoup mieux, la période difficile aura surtout duré les premières semaines, 3 mois à tout casser. Maintenant nous sommes rodées, mais j’ai réalisé à ce moment là combien nous étions fusionnelles, et combien nous le sommes encore !

  3. Oooh ! Magnifique témoignage d’amour envers ta grande fille…Je suis heureuse que tu aies trouvé le courage d’écrire ces mots pour elle et suis honorée de t’y avoir aidé ❤

  4. Encore un si bel article, renversant et troublant…J’ai eu la chance de ne pas connaître ce sentiment, ma grande acceptant sans problème sa petite soeur, et moi étant prête à acceuillir l’une et laisser l’autre se détacher de moi, malgré évidemment ces quelques doutes et questions fondateurs que l’on se pose forcément avant un 2ème.
    Mais tu as bien raison – d’une, ce sentiment tu es certainement loin d’être la seule à le ressentir, même si l’on en parle peu et si c’est sans doute plus fort que la moyenne chez toi.
    Et de deux, avoir un deuxième s’est couper un peu, avec plus ou moins de douleur, ce lien fusionnel et unique avec notre premier. Enfin non, pas le couper à vrai dire -juste laisser du « mou », allonger ce fil pour les laisser suivre leur chemin, mais rester quand même accrochés, toujours. Pour toute notre vie.

    1. Je pense effectivement l’avoir vécu particulièrement intensément, la fatigue aidant, un allaitement épuisant, et mon ainée jalouse, qui se sentait délaissée. Heureusement, aujourd’hui cela va bien mieux, mais elle supporte toujours très mal l’allaitement, et a tendance à devenir agressive et nous sauter dessus dès que sa petite soeur réclame… Mais on le prend à la rigolade, j’essaie de lui offrir mon autre épaule, de lui lire un bouquin. Bref on s’adapte, et on fait ce que l’on peut ;-).

  5. Encore un article très touchant. J’arrive facilement à imaginer ce que tu as pu vivre pendant cette période. A l’arrivée de ma fille, mon aîné s’est mis à me rejeter très fortement. Il en devenait lui aussi violent, jamais contre sa soeur, toujours contre moi ou alors il m’ignorait. Ce fut très difficile à vivre. Je l’avais évoqué dans un article sur notre vie à quatre, et moi aussi j’avais eu du mal à le sortir. Ton article est d’ailleurs bien mieux écrit que le mien.
    Je pense que cela arrive à beaucoup de mamans, mais elles « oublient » juste de nous prévenir 🙂
    Bises

    1. Oui, on « oublie » bien souvent de parler de ces moments difficiles, soit parce qu’heureusement, chemin faisant, on oublie réellement, soit parce que ces émotions complexes ne trouvent pas les mots, ou parce que l’on culpabilise au sujet de ce que l’on ressent ou ne ressent pas, justement… Il faudra que je lise ton article en tous cas !

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